•  

    Elle sentait le monde s'agiter autours d'elle, des gens la déshabiller et l'examiner. Elle toussa lorsqu'un liquide acre lui coula dans la gorge :

    -Bois, ça va t'aider à supporter la suite, fit une voix qu'elle ne reconnu pas.

    Elle ne voyait rien. La douleur avait dépassé son seuil sensoriel et elle était simplement coupée de son corps. Elle ne sentait plus rien. Quelqu'un lui murmurait à l'oreille mais elle ne comprenait pas. Elle ne savait pas ce qu'elle faisait encore en vie. Ses entrailles avaient du tomber depuis le temps. Pourquoi s'embêtaient-ils à la rafistoler ? Tous savaient qu'un ventre ouvert n'est pas réparable en gardant le blessé en vie.

    -Oh ! Boue reste avec nous tu veux !

    Elle sentit une gifle sur sa joue et cracha quelque chose. Un goût métallique. Elle se laissa aller dans le noir, attendant que l'agitation se calme d'elle même. Le bruit diminuait, devenait lointain. Elle se sentait au chaud. Reposée.

     

    Elle ouvrit les yeux en gémissant. Tout son corps brûlait, elle sentait toutes les douleurs possibles en dix fois, cent fois plus fort. Pire que tout ce qu'elle avait pu vivre jusqu'ici. Elle voulait crier, pleurer, se tordre mais rien ne répondait. Elle avait l'impression d'avoir du sable dans la gorge, aux coins de ses yeux desséchés. Au dessus d'elle une toile de tente. Pourquoi une tente ? Ah oui. Avalon. Elle avait presque failli oublier. Sa main resta posée sur le drap lorsqu'elle essaya de la bouger. Etait-elle vraiment en vie ? Elle n'arrivait pas à savoir si elle devait s'en réjouir ou s'inquiéter du fait qu'elle ne pouvait bouger. Un visage s'interposa devant ses yeux. Une grande cicatrice barrait sa joue. Un homme. Grisonnant.

    -Boue ? Tu es réveillée ?

    Elle lui darda un regard mauvais et croassa une réponse colérique. Il n'eut pas l'air de s'en formaliser.

    -Il est temps de faire quelques vérifications. Bouge les doigts.

    Elle essaya. Elle ne sentit rien mais l'homme eut l'air satisfait :

    -Bien. Maintenant regardons les pieds.

    Il disparut de son champ de vision et elle sentit soudain un courant d'air froid glacer ses orteils, remonter le long de ses jambes nues, geler le bas de son dos.

    -Remue les doigts de pied s'il te plait.

    Elle sentit ses gros orteils bouger. Il revint vers elle.

    -Ce n'est pas encore ça, fit il, mais avec tout ce qu'on t'a fait avaler ce n'est pas étonnant. Il va falloir attendre quelques jours avant de faire des tests plus probant.

    Il s'éloigna et revint avec une gourde :

    -Bois ça. Ça va t'aider à dormir et pour l'instant je pense que c'est ce qu'il y a de mieux à faire.

     

    Une semaine entière passa avant qu'elle ne réussisse à bouger. Pendant tous ces longs jours d'immobilité forcée elle réalisa à quel point elle avait de la chance d'être encore vivante. A quel point elle aurait pu rester prostrée dans un lit jusqu'à la fin de ses jours. Son corps semblait avoir bien plus souffert qu'elle ne l'avait imaginé, bien plus même qu'elle ne l'avait ressentit. Comment était-ce possible ? Elle n'en avait aucune idée. Des centaines de coupures étaient apparues, son genou était dans une attelle, ses mains était toujours si rouge qu'elle avait l'impression de les avoir plongée dans un pot de teinture. Et une longue cicatrice barrait sa joue, du coin de l'oeil jusqu'à l'oreille. Le médecin avait l'air confiant quand à la presque disparition de cette marque disgracieuse. Elle s'en moquait presque. Elle était désormais capable de bouger légèrement les jambes et les bras, pouvait même se redresser légèrement.

    On ne lui avait pas encore dit ce qu'elle allait devenir et elle avait étrangement peur de l'entendre.

    A force de passer du temps dans cette infirmerie elle commençait à reconnaître les voix, comprendre l'état des autres occupants. Parce qu'il y en avait d'autres. Son égocentrisme lui avait fait oublier que le siège avait commencé bien avant qu'elle ne s'en mêle et que d'autres avaient tenté la traversée avant elle.

    L'homme du lit voisin en était un. Il ne disait jamais rien. Le médecin lui avait expliqué qu'il avait essayé de traverser à la nage et qu'on ne l'avait retrouvé que plusieurs jours après son échec, loin en aval, déchiqueté, inconscient, mais toujours vivant. Il ne décochait pas un mot lorsqu'il était réveillé, et hurlait lorsqu'il dormait.

    Jusque là elle n'avait pas réalisé combien sa souffrance était minime à côté de celle des autres.

    Aussi quand le médecin lui annonça qu'il était temps qu'elle sache son état réel elle était calme. Elle pouvait bouger, elle pourrait bientôt marcher, elle savait pouvoir bientôt se battre. C'était tout ce qui comptait. Mais le médecin avait l'air si grave et désolé qu'elle commença à s'inquiéter. Elle inspira profondément.

    -Allez y doc, fit elle d'un air décidé, dites moi tout.

    -La blessure que tu as reçu au ventre était très profonde et a touché un certain nombre d'organes. J'ai fais ce que j'ai pu mais je ne pensais pas que tu passerais la nuit. Que tu ais survécu à ça est... surprenant.

    -Jusque là c'est plutôt bon non ? Fit elle d'une voix faussement joyeuse.

    -Je ne pense pas que tout ait parfaitement guérit.

    Elle n'aima pas ce qu'il lui annonça.

    Elle resta silencieuse si longtemps qu'il finit par soupirer et se prépara à sortir.

    -Doc !

    Il se retourna :

    -Ne le dites à personne.

    Il la regarda un instant, semblant se demander si elle avait encore toute sa tête. Le visage de la jeune femme était décidé, calme. Elle n'admettrait aucun refus. Il haussa les épaules et hocha la tête : après tout elle faisait ce qu'elle voulait. Il écarta le panneau de la tente et sortit.

    Dans la tente elle entendait les bruits des autres, la plupart inconscients, un ou deux déjà morts. Elle tourna la tête vers son voisin. Il regardait toujours le plafond, immobile. Elle laissa retomber sa tête sur l'oreiller et ferma les yeux.

     

    -Comment ça va ?

    Luciole était assise sur le bord de son lit, une expression inquiète sur la figure. Boue était pâle, les yeux fatigués. Elle haussa les épaules et grimaça en posant une main sur son ventre :

    -Comment tu veux que j'aille ?

    Elle n'était pas de mauvaise humeur, pas vraiment. Elle était surtout fatiguée. Et cela plus que tout inquiétait Luciole. Elle fronça les sourcils :

    -Raconte moi ce que le médecin t'a dit.

    Boue haussa les épaules d'un air si indifférent que Luciole en frissonna.

    -Raconte, ordonna-t-elle d'un ton sans réplique.

    Boue ferma un instant les yeux puis lui raconta.

    Luciole lui serra doucement la main :

    -Je suis désolée.

    Boue leva une main lasse :

    -Ça ne fait rien. Je vais finir par m'habituer à l'idée. Et puis je suis toujours vivante, c'est le plus important pour l'instant. Mais surtout n'en parle pas. Ça ne regarde personne.

    Luciole la regardait d'un air si triste et compatissant que Boue grogna :

    -ça va ! Va-t-en, tu as autre chose à faire.

    Luciole fronça les sourcils mais se leva.

    -Tu es sure que...

    -Oui, je te dis. Va.

    Luciole sortit et Boue se laissa retomber sur ses oreillers. Elle ferma les yeux, pinçant les lèvres, essayant d'oublier la douleur. Elle était devenue assez douée à ce jeu là au cours de cette dernière semaine.

     

    Boue fut réveillée en entendant quelqu'un entrer dans la tente. Par réflexe elle voulut sortir de son lit mais une douleur fulgurante lui traversa le ventre et elle retomba haletante sur ses oreillers. Un grognement lui échappa.

    -Eh ben....

    Elle ouvrit vivement les yeux. Rif se tenait au pied de son lit. Il était vêtue d'une tenue de voyage passablement usée et un grand manteau poussiéreux lui couvrait les épaules. Son visage était sombre.

    -Qu'est ce que tu fais ici ?

    Il s'approcha et s'assit au bord du lit :

    -A ton avis ? Je venais voir comment tu allais. Tu m'as fait une sacrée peur tu sais ?

    Elle renonça à lui demander comment il était au courant.

    Elle tenta de se réinstaller plus confortablement mais son ventre continuait de la lancer. Rif la soutint et replaça ses oreillers, les tapotant avant de la reposer dessus. Il la regarda un instant puis suivit un instant la cicatrice qui traversait sa joue :

    -Essaye de ne plus me faire aussi peur, d'accord ?

    Elle haussa les épaules et détourna la tête. Elle prenait soudain conscience de l'état de son visage. Il s'assit.

    -Dans quelques semaines on ne la verra plus, tu sais. Et ça te donne une allure de guerrière assez intéressante.

    Elle ne put s'empêcher de sourire et il sembla soudain soulagé. Il lui ouvrit les bras et elle vint se blottir contre lui. Elle se sentait au chaud, en sécurité.

    -Je ne pourrais jamais avoir d'enfant, murmura-t-elle d'une petite voix.

    Il la serra contre lui, sans rien dire. Il la sentait sangloter silencieusement, le nez dans sa chemise. Il resta là, silencieux, jusqu'à ce qu'elle finisse par se calmer. Quand ses épaules cessèrent de s'agiter il l'écarta légèrement et déposa un baiser sur son front. Elle ferma les yeux en souriant doucement. Il la reprit contre lui et la berça tendrement. Quand il la reposa doucement sur ses oreillers elle s'était endormie, épuisée.


    6 commentaires



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires