• Chapitre 6:

     

    Elle sentait le monde s'agiter autours d'elle, des gens la déshabiller et l'examiner. Elle toussa lorsqu'un liquide acre lui coula dans la gorge :

    -Bois, ça va t'aider à supporter la suite, fit une voix qu'elle ne reconnu pas.

    Elle ne voyait rien. La douleur avait dépassé son seuil sensoriel et elle était simplement coupée de son corps. Elle ne sentait plus rien. Quelqu'un lui murmurait à l'oreille mais elle ne comprenait pas. Elle ne savait pas ce qu'elle faisait encore en vie. Ses entrailles avaient du tomber depuis le temps. Pourquoi s'embêtaient-ils à la rafistoler ? Tous savaient qu'un ventre ouvert n'est pas réparable en gardant le blessé en vie.

    -Oh ! Boue reste avec nous tu veux !

    Elle sentit une gifle sur sa joue et cracha quelque chose. Un goût métallique. Elle se laissa aller dans le noir, attendant que l'agitation se calme d'elle même. Le bruit diminuait, devenait lointain. Elle se sentait au chaud. Reposée.

     

    Elle ouvrit les yeux en gémissant. Tout son corps brûlait, elle sentait toutes les douleurs possibles en dix fois, cent fois plus fort. Pire que tout ce qu'elle avait pu vivre jusqu'ici. Elle voulait crier, pleurer, se tordre mais rien ne répondait. Elle avait l'impression d'avoir du sable dans la gorge, aux coins de ses yeux desséchés. Au dessus d'elle une toile de tente. Pourquoi une tente ? Ah oui. Avalon. Elle avait presque failli oublier. Sa main resta posée sur le drap lorsqu'elle essaya de la bouger. Etait-elle vraiment en vie ? Elle n'arrivait pas à savoir si elle devait s'en réjouir ou s'inquiéter du fait qu'elle ne pouvait bouger. Un visage s'interposa devant ses yeux. Une grande cicatrice barrait sa joue. Un homme. Grisonnant.

    -Boue ? Tu es réveillée ?

    Elle lui darda un regard mauvais et croassa une réponse colérique. Il n'eut pas l'air de s'en formaliser.

    -Il est temps de faire quelques vérifications. Bouge les doigts.

    Elle essaya. Elle ne sentit rien mais l'homme eut l'air satisfait :

    -Bien. Maintenant regardons les pieds.

    Il disparut de son champ de vision et elle sentit soudain un courant d'air froid glacer ses orteils, remonter le long de ses jambes nues, geler le bas de son dos.

    -Remue les doigts de pied s'il te plait.

    Elle sentit ses gros orteils bouger. Il revint vers elle.

    -Ce n'est pas encore ça, fit il, mais avec tout ce qu'on t'a fait avaler ce n'est pas étonnant. Il va falloir attendre quelques jours avant de faire des tests plus probant.

    Il s'éloigna et revint avec une gourde :

    -Bois ça. Ça va t'aider à dormir et pour l'instant je pense que c'est ce qu'il y a de mieux à faire.

     

    Une semaine entière passa avant qu'elle ne réussisse à bouger. Pendant tous ces longs jours d'immobilité forcée elle réalisa à quel point elle avait de la chance d'être encore vivante. A quel point elle aurait pu rester prostrée dans un lit jusqu'à la fin de ses jours. Son corps semblait avoir bien plus souffert qu'elle ne l'avait imaginé, bien plus même qu'elle ne l'avait ressentit. Comment était-ce possible ? Elle n'en avait aucune idée. Des centaines de coupures étaient apparues, son genou était dans une attelle, ses mains était toujours si rouge qu'elle avait l'impression de les avoir plongée dans un pot de teinture. Et une longue cicatrice barrait sa joue, du coin de l'oeil jusqu'à l'oreille. Le médecin avait l'air confiant quand à la presque disparition de cette marque disgracieuse. Elle s'en moquait presque. Elle était désormais capable de bouger légèrement les jambes et les bras, pouvait même se redresser légèrement.

    On ne lui avait pas encore dit ce qu'elle allait devenir et elle avait étrangement peur de l'entendre.

    A force de passer du temps dans cette infirmerie elle commençait à reconnaître les voix, comprendre l'état des autres occupants. Parce qu'il y en avait d'autres. Son égocentrisme lui avait fait oublier que le siège avait commencé bien avant qu'elle ne s'en mêle et que d'autres avaient tenté la traversée avant elle.

    L'homme du lit voisin en était un. Il ne disait jamais rien. Le médecin lui avait expliqué qu'il avait essayé de traverser à la nage et qu'on ne l'avait retrouvé que plusieurs jours après son échec, loin en aval, déchiqueté, inconscient, mais toujours vivant. Il ne décochait pas un mot lorsqu'il était réveillé, et hurlait lorsqu'il dormait.

    Jusque là elle n'avait pas réalisé combien sa souffrance était minime à côté de celle des autres.

    Aussi quand le médecin lui annonça qu'il était temps qu'elle sache son état réel elle était calme. Elle pouvait bouger, elle pourrait bientôt marcher, elle savait pouvoir bientôt se battre. C'était tout ce qui comptait. Mais le médecin avait l'air si grave et désolé qu'elle commença à s'inquiéter. Elle inspira profondément.

    -Allez y doc, fit elle d'un air décidé, dites moi tout.

    -La blessure que tu as reçu au ventre était très profonde et a touché un certain nombre d'organes. J'ai fais ce que j'ai pu mais je ne pensais pas que tu passerais la nuit. Que tu ais survécu à ça est... surprenant.

    -Jusque là c'est plutôt bon non ? Fit elle d'une voix faussement joyeuse.

    -Je ne pense pas que tout ait parfaitement guérit.

    Elle n'aima pas ce qu'il lui annonça.

    Elle resta silencieuse si longtemps qu'il finit par soupirer et se prépara à sortir.

    -Doc !

    Il se retourna :

    -Ne le dites à personne.

    Il la regarda un instant, semblant se demander si elle avait encore toute sa tête. Le visage de la jeune femme était décidé, calme. Elle n'admettrait aucun refus. Il haussa les épaules et hocha la tête : après tout elle faisait ce qu'elle voulait. Il écarta le panneau de la tente et sortit.

    Dans la tente elle entendait les bruits des autres, la plupart inconscients, un ou deux déjà morts. Elle tourna la tête vers son voisin. Il regardait toujours le plafond, immobile. Elle laissa retomber sa tête sur l'oreiller et ferma les yeux.

     

    -Comment ça va ?

    Luciole était assise sur le bord de son lit, une expression inquiète sur la figure. Boue était pâle, les yeux fatigués. Elle haussa les épaules et grimaça en posant une main sur son ventre :

    -Comment tu veux que j'aille ?

    Elle n'était pas de mauvaise humeur, pas vraiment. Elle était surtout fatiguée. Et cela plus que tout inquiétait Luciole. Elle fronça les sourcils :

    -Raconte moi ce que le médecin t'a dit.

    Boue haussa les épaules d'un air si indifférent que Luciole en frissonna.

    -Raconte, ordonna-t-elle d'un ton sans réplique.

    Boue ferma un instant les yeux puis lui raconta.

    Luciole lui serra doucement la main :

    -Je suis désolée.

    Boue leva une main lasse :

    -Ça ne fait rien. Je vais finir par m'habituer à l'idée. Et puis je suis toujours vivante, c'est le plus important pour l'instant. Mais surtout n'en parle pas. Ça ne regarde personne.

    Luciole la regardait d'un air si triste et compatissant que Boue grogna :

    -ça va ! Va-t-en, tu as autre chose à faire.

    Luciole fronça les sourcils mais se leva.

    -Tu es sure que...

    -Oui, je te dis. Va.

    Luciole sortit et Boue se laissa retomber sur ses oreillers. Elle ferma les yeux, pinçant les lèvres, essayant d'oublier la douleur. Elle était devenue assez douée à ce jeu là au cours de cette dernière semaine.

     

    Boue fut réveillée en entendant quelqu'un entrer dans la tente. Par réflexe elle voulut sortir de son lit mais une douleur fulgurante lui traversa le ventre et elle retomba haletante sur ses oreillers. Un grognement lui échappa.

    -Eh ben....

    Elle ouvrit vivement les yeux. Rif se tenait au pied de son lit. Il était vêtue d'une tenue de voyage passablement usée et un grand manteau poussiéreux lui couvrait les épaules. Son visage était sombre.

    -Qu'est ce que tu fais ici ?

    Il s'approcha et s'assit au bord du lit :

    -A ton avis ? Je venais voir comment tu allais. Tu m'as fait une sacrée peur tu sais ?

    Elle renonça à lui demander comment il était au courant.

    Elle tenta de se réinstaller plus confortablement mais son ventre continuait de la lancer. Rif la soutint et replaça ses oreillers, les tapotant avant de la reposer dessus. Il la regarda un instant puis suivit un instant la cicatrice qui traversait sa joue :

    -Essaye de ne plus me faire aussi peur, d'accord ?

    Elle haussa les épaules et détourna la tête. Elle prenait soudain conscience de l'état de son visage. Il s'assit.

    -Dans quelques semaines on ne la verra plus, tu sais. Et ça te donne une allure de guerrière assez intéressante.

    Elle ne put s'empêcher de sourire et il sembla soudain soulagé. Il lui ouvrit les bras et elle vint se blottir contre lui. Elle se sentait au chaud, en sécurité.

    -Je ne pourrais jamais avoir d'enfant, murmura-t-elle d'une petite voix.

    Il la serra contre lui, sans rien dire. Il la sentait sangloter silencieusement, le nez dans sa chemise. Il resta là, silencieux, jusqu'à ce qu'elle finisse par se calmer. Quand ses épaules cessèrent de s'agiter il l'écarta légèrement et déposa un baiser sur son front. Elle ferma les yeux en souriant doucement. Il la reprit contre lui et la berça tendrement. Quand il la reposa doucement sur ses oreillers elle s'était endormie, épuisée.

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  • Commentaires

    1
    Jeudi 25 Octobre 2012 à 20:16

    Oh mais c'est tout court, c'est scandaleux !

    Trève de plaisanterie, je ferai sensiblement la même remarque que m'a fait Loup des Neiges sur l'un de mes chapitres. Je pense que l'info aurait eu un impact plus fort si tu ne l'avais lâchée qu'à la fin du texte. C'est pas mal de mettre l'accent sur le fait qu'elle fait un tour à l'infirmerie (elle y a une carte fidélité je suis sûre ), et que cette fois là est plus grave que les précédentes. C'est bien aussi d'insister sur sa blessure au ventre et d'ailleurs j'aime beaucoup ton descriptif de la douleur et de l'effet quatrième dimension dû je suppose à l'alcool, aux évanouissements et compagnie. Malgré tout,  je ne sais pas, j'aurai préféré que sa discussion avec le médecin reste "flottante", non dite. De même qu'avec Luciole à qui je trouve qu'elle se confie un peu facilement. Bon entre filles c'est vrai que c'est un peu normal, mais je trouve dommage qu'elle lâche si vite l'info. Le dialogue est bon, et je trouve la psychologie "je ne veux pas d'enfant mais maintenant que je ne peux plus en avoir je regrette" plutôt juste. Mais personnellement (comme d'habitude, ce n'est que mon avis), j'aurai bien vu une déclaration couperet seulement à la fin du chapitre, lorsqu'elle s'adresse à Rif. Une sorte de : « Tiens lecteur, prends-ça dans les dents. »

    Sinon j'aime bien Rif. Autant d'habitude il a l'air de venir pour la taquiner un peu, autant là il est tout mignon et réconfortant, je trouve ça assez touchant.

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    2
    Kiru Loup Profil de Kiru Loup
    Mardi 11 Décembre 2012 à 19:33

    Je viens de me rendre compte que je n'avais jamais répondu! Honte à moi!

    Bon alors j'ai un peu hésité quant à quand révéler ce fait important mais comme mon point important ici ce n'était pas la révélation mais ce qu'elle en faisait j'ai opté pour moins d'effet. Peut être que j'ai eu tort et que je corrigerais ça dans ma énième version! ^^

    Après j'ai opté pour des révélations brutes parce que je n'imaginais pas un médecin de camp prendre beaucoup de pincettes. Et puis avec Luciole c'est vrai que j'y suis peut être allée un peu vite, mais je me suis dit qu'elles étaient amies et qu'après ce genre de révélation, il faut bien en parler à quelqu'un.

    Voilà!

    Désolée pour ce retard incroyable dans ma réponse!

    3
    Samedi 15 Décembre 2012 à 22:17

    C'est vrai que niveau confidence, l'infirmerie est sans doute le seul endroit où elles peuvent parler... Je les vois mal discuter de ça pendant les manoeuvres, et encore moins devant d'autres recrues. Non en fait c'est assez logique, et pourtant je ne peux pas m'empêcher de regretter que ce soit annoncé de la sorte, je sais pas pourquoi (hein ? Où ça un psy ?).

    En tous cas toujours aussi bon à lire et à relire. Et pas de problème pour le retard, je me doute bien que tu dois avoir d'autres chats à fouetter. En plus je suis pénible avec mes critiques, je ne t'en voudrai pas si tu finissais par ne plus me répondre 

    4
    Kiru Loup Profil de Kiru Loup
    Dimanche 21 Avril 2013 à 22:57

    Bon suite à tes commentaires je me suis rendue compte que tu avais raison (oui deux mois après). Alors je l'ai un peu modifié. J'espère que c'est mieux. Moi je trouve ça mieux, mais ça ne pouvait pas tellementêtre pire, si?

    Bref! Je vais essayer de me remettre sérieusement à tout ça, sinon je n'arriverais jamais à finir!

    5
    Lundi 22 Avril 2013 à 21:08

    Owi, ce suspens, j'aime bien comme ça. Je suis contente que tu reprenne du service... et c'est bête à dire mais ça me motive aussi du coup. En plus je suis de nouveau au chômage, alors j'ai du temps devant moi 

    6
    Kiru Loup Profil de Kiru Loup
    Lundi 22 Avril 2013 à 21:39

    Bon si tu reprends du service ça va me motiver à ne pas abandonner en si bon chemin. Et même si les circonstances ne sont pas forcément les meilleures j'espère que tu vas nous donner plein de choses intéressantes!

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